« L’insécurité, il faut la combattre, le sentiment d’insécurité, c’est plus difficile car c’est de l’ordre du fantasme. »
En prononçant cette phrase, le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti a parfaitement résumé la vision gauchiste du sentiment d’insécurité. Une illusion, des peurs irrationnelles, sans aucune réalité concrète. Un fantasme.
Peu lui importe que la criminologie (notamment les travaux de Sébastian Roché) ait depuis longtemps analysé et expliqué le fonctionnement du sentiment d‘insécurité, et montré qu’il venait d’une réalité concrète et objective. Peu lui importe que toutes les études prouvent qu’il y a un lien entre l’insécurité mesurée et le sentiment d’insécurité.
Pour Éric Dupond-Moretti, le sentiment d’insécurité est un simple fantasme, une construction politique et médiatique.
Mais qu’est-ce que c’est en fait, le sentiment d’insécurité ? Plutôt que d’expliquer son fonctionnement d’un point de vue théorique, essayons de nous mettre dans la peau d’un habitant d’une cité sensible, et étudions son sentiment d’insécurité.
C’est le matin, vous sortez de chez vous pour aller au travail. L’ascenseur est en panne, comme d’habitude : usé à force de vandalisme, il est en fin de vie prématurée. Vous prenez donc l’escalier. Les murs sont tagués : « FILS DE PUTE », « NIKTAMER » et autres « NIKE LA BAC » agrémentent votre descente. Sur plusieurs étages, vous pataugez dans l’urine. En vous rapprochant du rez-de-chaussée, les tags insultants sont remplacés par des plaques d’immatriculations, celles des véhicules banalisés du commissariat local.
Vous arrivez enfin dans le hall, qui est une véritable porcherie. Le sol est jonché de restes de kebabs et de McDo, de mégots de cigarettes et de joints, de bouteilles de whisky et de vodka. Les boîtes aux lettres sont toutes défoncées. Il fait froid, la porte de votre hall ne se verrouillant plus depuis longtemps.
Vous sortez de votre immeuble. Les espaces extérieurs sont jonchés de détritus, mais aussi de sacs poubelles jetés directement depuis les fenêtres. En allant vers l’arrêt de bus, vous voyez l’épave d’une voiture calcinée.
C’est calme. À l’exception des parents amenant leurs enfants à l’école et des gens partant travailler, il n’y a personne. Personne, sauf deux « jeunes » qui se contentent de surveiller, guettant qu’aucun inconnu ne rentre dans la cité.
Enfin, vous atteignez votre bus et pouvez partir.
Le soir, vous revenez chez vous après votre journée de travail. Alors que vous entrez dans la cité, des guetteurs vous toisent d’un air arrogant. Vous veillez à ne pas passer trop près d’eux. En approchant de votre hall, vous croisez deux bobos et un toxicomane qui repartent rapidement. Ce sont des clients des trafiquants de drogue.
Vous arrivez en bas de votre immeuble. Un groupe d’une douzaine de « jeunes » squatte le hall. Vous ouvrez la porte en faisant attention de ne pas en bousculer.
– T’es qui toi ?
C’est un des « jeunes ». Il fait une demi-tête de plus que vous, a les yeux rougis par la drogue et une capuche enfoncée sur le crâne. Vous croisez ce « jeune » tous les soirs depuis des semaines, mais il n’a pas l’air de vous reconnaître. Ou alors c’est juste qu’il s’en fout, et qu’il veut montrer qui tient le territoire.
– J’habite ici…
Vous essayez de ne pas montrer votre peur, mais c’est peine perdue. Vous ne parvenez qu’à bredouiller piteusement.
– Montre ta carte d’identité !
Il aboie, comme un ordre. Vous vous exécutez, lui tendez votre carte d’identité. Il regarde, vérifie l’adresse et vous la rend. Il ne s’écarte pas.
– Vas-y, rentre, bouge !
Mais il ne s’écarte pas. Pour rentrer, vous devez vous faufiler entre ce « jeune » et la porte du hall. Vous y parvenez, en prenant garde à ne pas le toucher. Vous vous retrouvez alors au milieu de autres squatteurs. Ils sont une douzaine. Ils sont grands, ont une capuche sur la tête, et ils vous fixent tous du regard. Vous entendez du rap, diffusé depuis une enceinte mobile. Un téléphone est en train de charger, branché directement sur les parties communes de l’immeuble. Une odeur de cannabis flotte dans l’air.
Vous baissez les yeux.
Vous avancez, aussi vite que possible, en prenant garde de n’heurter personne. Vous arrivez enfin à la cage d’escalier. La musique est ici assourdissante. Trois autres « jeunes », les mêmes que dans le hall, avec le même survêtement, la même capuche et le même regard de haine. Ils vous fixent.
Vous baissez à nouveau les yeux et montez chez vous.
Toute la soirée, vous entendez des cris, des hurlements. De la musique. Des allers-et-venues. L’odeur du cannabis s’infiltre doucement dans votre logement, vous donnant mal à la tête. Vous avez de la chance, comme c’est l’hiver, vous n’avez pas besoin d’ouvrir vos fenêtres. Sinon, vous auriez été obligé de les laisser fermer à cause des jets de pétards et des rodéos qui fleurissent chaque été.
Vers 2, 3 heures du matin, les bruits se calment enfin…
Caricature ? Exagération ? Pas du tout. Ce quotidien est celui d’habitants de dizaines, voire de centaines de quartiers de France.
Or, qu’est-ce qu’on remarque sur cette journée ? C’est qu’à aucun moment vous n’avez été victime d’un crime ou d’un délit. Vous n’avez subi ni vol, ni agression. À aucun moment vous n’avez eu de raison juridique de déposer plainte.
Et pourtant, votre vie est un enfer.
Le sentiment d’insécurité, c’est ça. Quand vous n’êtes pas victime au sens juridique du terme, mais que vous craignez pour vous et pour vous proches. Que vous vivez dans la peur. Que votre vie n’est pas normale à cause de l’insécurité.
Alors, peut-être que ça ne rentre pas dans les statistiques. Mais le sentiment d’insécurité n’en reste pas moins quelque chose de réel, et une souffrance terrible pour ceux qui le vivent.
Et cette souffrance, Éric Dupond-Moretti s’en moque.