La délinquance a-t-elle augmentée ? Bien souvent, dans le débat public, on entend des pseudo-experts et des spécialistes auto-proclamés dire que non, qu’il ne s’agit que d’une affaire de perception, que la société est moins tolérante au crime mais pas plus criminelle, etc.

Qu’en est-il réellement ?

Ce débat est de moins en moins audible par les Français, qui voient des bandes de racailles faire régner la terreur dans la moindre petite ville. Mais s’il perdure malgré tout, c’est bien parce que nous avons une difficulté majeure à chiffrer la délinquance.

Si ces chiffres sont contestés, c’est parce qu’ils sont contestables.

Lorsque vous entendez un chiffre de faits de délinquance, le nombre annoncé de faits délictueux ne correspond pas à tous les actes de ce type qui ont eu lieu pendant une période donnée : il correspond à ceux qui ont été enregistrés par la police et la gendarmerie nationale.

Concrètement, si vous êtes victimes d’un vol, vous devez aller au commissariat ou à la brigade de gendarmerie de votre choix pour déposer plainte. Si vous le faîte, votre vol sera enregistré dans les statistiques officielles ; si non, il ne sera pas pris en compte.

Or, tous les actes de délinquance ne donnent pas lieu à dépôt de plainte. La victime peut ne pas avoir le temps, estimer que ce n’est pas grave, que ça ne servira à rien, ou craindre des représailles.

Cet écueil aboutit à ce qu’on appelle le « chiffre noir » de la délinquance. Ce sont les innombrables dégradations, agressions, et autres vols qui ne sont pas portés à la connaissance des services de police et de gendarmerie, et donc n’apparaissent tout simplement pas dans les statistiques de la délinquance.

Ce chiffre noir peut être plus ou moins élevé selon le type d’affaire. Par exemple, en 1996, si la quasi-totalité des vols de voitures étaient signalés (de l’ordre de 95,7%), ce n’était pas le cas des cambriolages (78,4%) ou des vols avec violence (57,4%). Le chiffre noir est particulièrement élevé en matière de violences conjugales ou sexuelles.

Les chiffres de la délinquance sont donc par nature incomplets, mais ils peuvent en plus être facilement manipulés ! Car, si la police enregistre une plainte, elle peut aussi, au moyen de divers subterfuges, ne pas l’enregistrer.

Ce fut notamment le cas lors de l’ère Nicolas Sarkozy. Pour camoufler de médiocres résultats, ce dernier a mis une pression terrible sur les forces de l’ordre pour faire baisser les chiffres. Cela peut passer par le découragement des victimes à l’accueil (« ça ne sert à rien », « il y a des heures d’attente »), par la réduction des effectifs alloués à la prise de plainte, par le refus d’enregistrer certains faits considérés comme bénins…

Cette politique démoralise les policiers et les gendarmes, mais permet au ministre de l’Intérieur de parader sur les plateaux de télévision !

Bref, les chiffres de la délinquance sont par nature incomplets et peuvent faire l’objet de manipulations dans leur enregistrement. Pour autant, une fois pris en compte quelques précautions méthodologiques de bon sens, nous estimons que ces chiffres peuvent être utilisés de façon sérieuse et donner une idée fiable de l’état de la délinquance dans notre pays.

Si les victimes ne portent pas plainte pour un type de délit, ce sera le cas tous les ans.  Le chiffre de ce délit ne sera donc pas fiable en lui-même : mais son évolution, elle, le sera.

Prenons un exemple : supposons qu’en 2011, la police ait enregistré 20 000 faits X, et en 2015, 30 000. Nous n’avons aucun moyen de savoir le nombre exact de faits qui ont été commis ces deux année-là.

Par contre, nous savons que leur nombre a augmenté de 50 % sur cette période. Peu nous importe que le nombre réel de faits X en 2000 soit de 30 000, 35 000 ou 48 521. Ce qui est important, c’est qu’il a augmenté de 50% sur une période de cinq ans.

Bien sûr, il est possible que le taux de dépôt de plainte évolue au fil du temps. Cela peut relever d’une évolution sociale qu’il est possible d’identifier et de prendre en compte : par exemple, on peut faire l’hypothèse que le taux de plainte pour violences sexuelles a augmenté après l’affaire Weinstein et la vague « Me Too ».

Mais sinon, il est tout à fait raisonnable de faire l’hypothèse que le taux de dépôt de plainte sera d’autant plus faible que le niveau de délinquance est élevé. En effet, dans une société pacifique où le crime est inexistant, le moindre vol provoquera un émoi qui choquera les gens et les poussera à demander justice aux forces de l’ordre. À l’inverse, dans une société fortement touchée par la délinquance, le même vol sera vu comme quelque chose de banal qui ne provoquera guère qu’un haussement d’épaules.

Mais, et les manipulations lors de la prise de plainte ? Comment peuvent-elles être prises en compte ?

Déjà, il ne faut pas imaginer n’importe quoi : la police ne peut pas empêcher une proportion massive de plaintes d’être déposée, tout simplement parce que ça créerait des remous politiques (mécontentements des citoyens, grogne des syndicats de policiers…).

De plus, cette manipulation ne peut qu’opérer à la marge. Si les cambriolages explosent, les pressions politiques peuvent aboutir à ce que la hausse soit tempérée ; pas à ce qu’elle soit totalement masquée.

Enfin, et surtout, cette manipulation n’opère qu’à court terme. À long terme, si on raisonne en décennies plutôt qu’en échéances électorales, cet aspect est tout à fait négligeable.

Alors oui, quand un politicien quelconque (surtout s’il s’appelle Nicolas Sarkozy) se gargarise d’une baisse de 1,78% d’une année sur l’autre, il ne s’agit que de communication politique, et aucunement de criminologie.

Mais si, sur dix, vingt, trente ans, on constate une évolution durable et profonde de la courbe de la délinquance ? Alors il s’agit de quelque chose de sérieux.

Et cette évolution de long terme, quelle est-elle ? Si l’on en croit les chiffres donnés par le sociologue Sébastian Roché, elle est assez inquiétante…

  • En 1950, la France a compté 187 496 vols, soit 4,50 vols pour 1 000 habitants.
  • En 1960, 345 945 vols. Soit 7,61 faits pour 1 000 habitants.
  • En 1970, on passe à 690 899 vols : 13,67 pour 1 000 habitants.
  • En 1980, Sébastian Roché dénombre 1 624 547 vols. Nous avons donc un taux de 30,23 pour 1 000 habitants.
  • En 1990, nous sommes à 2 305 600 vols : 40,75 pour 1 000 habitants.

En 40 ans, le nombre de vols aura été multiplié par plus de 12 ! Le taux de vol par habitant, lui, aura été multiplié par 10.

Les atteintes aux biens se sont ensuite stabilisées, voire ont connu une légère décrue, dans les années qui ont suivi. Mais elles n’ont plus jamais approché des chiffres que la France connaissait jusqu’aux années 1960.

Concernant les agressions, l’évolution est comparable, mais beaucoup plus tardive. Les atteintes aux personnes n’ont commencé à augmenter qu’à partir des années 1970 : nous sommes passés d’un taux de 1,64 agressions pour 1 000 habitants en 1970, à un taux de 3,31 en 1995.

Surtout, la hausse des violences physiques a continué bien après. Selon les chiffres de l’Observatoire National de la Délinquance et des Réponses Pénales (ONDRP), les atteintes aux personnes sont passées d’un taux de 3,79 pour 1 000 habitants en 1996 à 5,26 en 2000, 6,51 en 2005 et 7,17 en 2010. En quinze ans, le taux d’atteintes aux personnes a presque doublé.

Précisons que, les chiffres de l’ONDRP et ceux de Sébastian Roché étant de sources différentes, il n’est pas possible de les comparer directement. Ce qui est intéressant, c’est de voir que la hausse des agressions s’est poursuivie tout au long des années 1990-2000. Précisons également que la police et la gendarmerie ont changé de logiciel de prise de plainte entre 2012 et 2014, ce qui interdit de comparer les chiffres de 2011 avec ceux de 2015.

Résumons donc : sur une période de plusieurs décennies, tant les atteintes aux biens que les violences contre les personnes ont été multipliées. Cette évolution se voit sur le long terme, et elle se ressent sur le comportement des Français.

Il y a quelques décennies, vous pouviez laisser votre domicile ouvert en sortant de chez vous. Aujourd’hui, qui quitte sa maison sans verrouiller à double-tour ? Il y a quelques décennies, vous pouviez sortir sans crainte de vous faire agresser. Aujourd’hui, chacun a appris à reconnaître les situations dangereuses et à changer de trottoir pour éviter de croiser de trop près les bandes de racaille.

Dans la France d’aujourd’hui, la délinquance fait partie de notre quotidien, et nous l’avons intégré comme un fait social normal.

Les chiffres viennent donc confirmer le ressenti des Français, et le débat sur la réalité de la délinquance est réglé une bonne fois pour toute : la délinquance n’a pas augmenté, mais bel et bien explosé.

Frédéric Delonc

Frédéric Delonc

Consultant