En avril 2019, Emmanuel Macron évoquait pour la première fois la suppression de l’Ecole nationale d’administration. En pleine crise des Gilets Jaunes. Dans un énième tour de passe-passe technocratique, le Président de la République croyait trouver dans l’ENA la victime sacrificielle capable d’apaiser la colère du peuple des oubliés. Était-ce bien ce que nos compatriotes réclamaient ? Sur les ronds-points, on parlait matraquage fiscal, ravages de la mondialisation, désindustrialisation, effondrement des services publics dans les départements ruraux. Tant de sujets sur lesquels le Président, dans la droite ligne des dirigeants de paille qui se sont succédé à la tête de l’Etat depuis quarante ans, a montré son incapacité à agir, voire sa répugnance à le faire. On comprend donc aisément qu’il lui ait été plus commode, selon l’adage, de regarder le doigt quand nos concitoyens lui montraient la Lune.

Car que reprochent nos concitoyens, en définitive, à l’ENA ?

Sans nul doute, ils l’associent à l’inefficacité proverbiale de certains de leurs hauts responsables politiques passés par ses bancs, puisqu’un tiers des premiers ministres et la moitié des présidents de la République en sont issus. C’est ignorer que seuls 5 % de ses anciens élèves exercent au cours de leur vie des responsabilités politiques, l’essentiel des énarques occupant des fonctions certes élevées, mais bien moins rémunératrices que celles auxquelles ils pourraient prétendre dans des entreprises privées.

De même, ils voient dans les hauts fonctionnaires qu’elle forme de futurs « pantoufleurs », avides de rentabiliser leur carnet d’adresses dans le secteur privé. Comment les en blâmer ? Depuis trente ans, la liquidation des entreprises d’Etat a souvent été menée par des énarques passés par des banques d’affaires ou des cabinets de conseil étrangers, avant de prendre la tête des joyaux bradés au secteur privé. Emmanuel Macron lui-même, passé par la banque Rothschild et ayant joué un rôle central dans le démantèlement d’Alstom au profit de General Electric, incarne la quintessence de ce phénomène. Mais là aussi, la corruption de quelques-uns ne doit pas nous faire oublier que quatre énarques sur cinq effectuent la totalité de leur carrière dans le secteur public.

Enfin, l’ENA est souvent pointée comme une école de la reproduction sociale, favorisant l’entre-soi et produisant des bataillons de technocrates déconnectés des préoccupations des Français. Ce raisonnement omet à mon sens deux faits essentiels. Premièrement, les écoles incarnant l’excellence à la française, qu’il s’agisse de Polytechnique, de l’Ecole normale supérieure ou de l’ENA, ne sont pas responsables de l’effondrement du système éducatif français depuis cinquante ans. Le fait que les catégories défavorisées y soient de moins en moins représentées est un échec du politique à faire vivre la méritocratie républicaine. Deuxièmement, la dérive bureaucratique de l’Etat, dont nous avons constaté la dramatique ampleur depuis un an – Agences régionales de santé tyranniques et ineptes, multiplication des normes environnementales punitives, « attestations de sortie » interminables et incompréhensibles – est aussi et avant tout le fruit d’une volonté politique, de soumettre les comportements à la férule des normes, infantilisation permanente qui reflète le mépris des élites dirigeantes de ce pays envers les Français. Ce ne sont pas les quelques dizaines de hauts fonctionnaires sortant de l’ENA chaque année qui sont responsables de cette situation.

En supprimant d’un trait de plume cette école commodément chargée de tous les maux, Emmanuel Macron, loin d’alléger les maux de la France, les aggrave. Depuis 2019, il a considérablement facilité le pantouflage pour les hauts fonctionnaires, avec la loi PACTE, et créé des dispositifs permettant de recruter des personnalités venues du privé à la plupart des emplois supérieurs de l’Etat, avec la loi de transformation de la fonction publique. Son objectif est de créer une caste dirigeante globale, où intérêts publics et privés s’entremêlent et se confondent. A croire que les notions mêmes d’intérêt général et de souveraineté nationale, déjà reléguées au rang de vieilleries, seront bientôt jugées suspectes. Et le règne de la cooptation endogamique entre membres des « élites », à laquelle la création de l’ENA entendait justement mettre fin, pourra reprendre de plus belle.

Le souci de l’intérêt national doit nous amener à défendre une position diamétralement opposée.

Oui, la France a besoin d’une élite administrative rigoureusement sélectionnée – et à ce titre, il faut condamner avec force les mesures de discrimination positive que le gouvernement vient d’instaurer pour le concours d’entrée à l’ENA, à l’opposé de notre tradition républicaine.

Oui, cette élite peut, et doit être un objet de fierté pour les Français. C’est pour cela qu’il faudrait instaurer une interdiction absolue du pantouflage pour les hauts fonctionnaires, pratique qui provoque une multiplication des conflits d’intérêts et fait peser un soupçon injustifié sur l’ensemble de la haute administration.

Oui, l’ENA doit devenir une école formant des spécialistes de la gestion publique audacieux et créatifs. En conséquence, il faut encourager la spécialisation de ses élèves dans certains domaines (droit, économie, environnement…) au cours de leur scolarité, à travers des enseignements exigeants. Cela doit permettre à la France de former des spécialistes de haut niveau, dont le ministère d’affectation sera la conséquence d’une orientation spécifique lors de leurs études, et non d’un classement de sortie répondant à des critères désuets, qui poussent nos futurs hauts fonctionnaires au conformisme et à la frilosité.

D’importants efforts ont déjà été engagés par l’actuelle direction de l’ENA pour atteindre certains de ses objectifs, comme la multiplication des immersions au sein d’entreprises et d’administrations publiques locales. Ils doivent être approfondis. Mais en supprimant cette école, qui doit redevenir l’un des creusets de l’excellence française, Emmanuel Macron plante les derniers clous dans le cercueil de l’Etat stratège dont la France a tant besoin. Ne nous trompons pas de combat en épousant la désignation démagogique de l’ENA comme bouc émissaire des renoncements et des lâchetés de notre personnel politique depuis quatre décennies. Il en va de la capacité de notre pays à reconquérir sa pleine souveraineté.

BS

BS

Haut-Fonctionnaire